Sobriété numérique (2/2)

Salut à toi. Te voilà déjà au deuxième article consacré à la sobriété numérique concocté par mes soins. Décidément, le numérique en dit long sur pas mal de sujets. À vrai dire, c'est surtout moi qui suis très bavard, tu le sais bien. Alors accroche-toi, c'est reparti pour un périple au pays des transistors et des ondes électromagnétiques.

Le numérique comme promesse d'efficacité

On peut s'accorder sur une chose : nos ordinateurs et smartphones nous facilitent souvent la vie. C'est bien, en partie, ce qui a provoqué leur succès. On utilise à outrance des applications accessibles au bout du pouce qui nous assistent, et ceci sans jamais vraiment questionner les apports de chaque outil numérique dans notre vie. C'est plus rapide pour cette tâche, c'est ingénieux, donc je l'adopte. L'exemple le plus criant est sûrement le GPS.

Il nous a rendu service, ce GPS. Sur la route des vacances, dans les ruelles d'une ville que l'on visite, pour se rendre chez un ami, bref plus besoin de se casser la tête à prévoir un itinéraire soi-même. Difficile de nier son utilité. En revanche, couplé à un smartphone pourvu de connexions et de tâches de fond qui nous envoient des notifications et sont conçues pour être addictives, on se détourne très vite de l'usage initial. Ne t'est-il jamais arrivé d'avoir un objectif en tête puis ne plus t'en souvenir quelques instants plus tard, après avoir littéralement "sauté" de stimulation en stimulation entre ta boîte mail et tes comptes sur les réseaux sociaux ?

tesla bran van oost © Bran Van Oost (Unsplash)

On reconnaît un bon outil par le fait qu'on se l'approprie facilement (jusque-là tout va bien), et qu'il est remarquablement performant pour une tâche donnée. Ensuite, on le laisse de côté pour poursuivre nos activités. C'est ici que les choses se gâtent souvent. Allez avoue, tu t'es laissé piéger par ton fil d'actualité. Bon, si c'est pour découvrir mon dernier article, tout est pardonné. Allez, viens par là.

Le numérique, l'explosion des capacités de stockage, de la rapidité de calcul et des vitesses de transmission des données ont favorisé la naissance de services dont nous n'aurions jamais soupçonné l'existence quelques années en arrière. Qui aurait pensé pouvoir commander son repas en parcourant la carte du restaurant d'à-côté, puis en validant sa commande en quelques appuis sur un écran tactile ? Tu auras sans doute reconnu UberEats, Deliveroo ou toutes ces solutions de livraison à domicile. Le luxe ultime a malheureusement un prix. Qui envie le sort des livreurs à vélo, grillant les feux rouges et pédalant d'arrache-pied (c'est le cas de le dire) pour un salaire leur permettant tout juste de vivre décemment ? Pas grand monde, et pourtant peu d'entre-nous n'ont jamais été tentés de passer une commande, moi le premier.

deliveroo oliver cole © Oliver Cole (Unsplash)

Au-delà des conditions de travail désastreuses des esclaves des temps modernes à vélo, nous gagnons bien souvent en confort de vie ce que nous perdons en autonomie, et surtout en capacité de réflexion. Tout ce que l'on demande à l'application, nous nous privons de le faire nous-mêmes lorsque ceci est possible. Se repérer à l'aide des noms de rues, cuisiner, faire le ménage, entretenir sa maison, tout ce que l'on délègue directement ou indirectement à d'autres personnes nous empêche d'apprendre à le faire par nous-mêmes. Attention, ne va pas croire par là que t'invite à tout faire par toi-même. On gagne toujours à collaborer, mais je pense qu'un intermédiaire entre apprentissage de savoir-faire et délégation à nos semblables, notamment pour tout ce que nous ne sommes pas en mesure d'accomplir nous-mêmes, par faute de temps ou simple inaptitude, est un puissant vecteur de lien social et de confiance en soi.

Consumérisme et vertus fondamentales

En parlant de cuisine, parlons d'un appareil qui a investi la nôtre depuis quelques années. Ce n'est pas le cas de tout le monde, encore faut-il avoir les moyens de se le procurer, mais il tend à se démocratiser. Je veux bien parler du robot polyvalent souvent dénommé Thermomix. Ah, ce Thermomix, un vrai magicien. Sélection du programme, saisie des paramètres et hop quasiment tout le reste du travail s'opère dans les méandres de cette machine dont on ignore souvent le fonctionnement. Les plus perfectionnées d'entre-elles permettent même de transférer les données d'une recette de notre smartphone vers l'appareil pour nous éviter une saisie manuelle des réglages.

Il s'agit là d'une prouesse technologique, sans aucun doute. Dans le même registre, le pétrin mécanique a probablement rendu service à plus d'un boulanger. Boulanger qui, quant à lui, se doit de produire des kilos et et kilos de pain par semaine pour nourrir toutes ces petites bouches affamées. Je t'ai vu·e terminer une baguette toute fraîche avant le repas, ne fais pas l'innocent·e. Pour revenir au travail du boulanger, difficile de concevoir que ses avant-bras assument à eux seuls des heures de pétrissage. En revanche, à notre échelle, ne pouvons-nous pas prendre le temps de préparer notre recette à la main ? C'est hélas la seule manière de saisir tous les tenants et aboutissants des différentes étapes. On établit des liens avec d'autres recettes utilisant les mêmes techniques, on ajuste les ingrédients en fonction du résultat, on réessaie une nouvelle fois jusqu'à tendre vers notre idéal. On façonne son expérience de cuisinier. On fait marcher notre réflexion, au final. La machine, quant à elle, est-elle capable de saisir toutes les subtilités des recettes françaises les plus élaborées ? Je n'en suis pas certain.

baker nathan dumlao © Nathan Dumlao (Unsplash)

Une grande promesse des outils visant à automatiser certaines tâches est le gain de temps. Comme d'autres outils à travers les âges, ils nous libèrent du temps pour d'autres activités auxquelles nous accordons plus de valeur. La patience n'en demeure pas moins une vertu essentielle dont nous pourrions difficilement nous affranchir. Notre nature humaine, elle-même, nous impose d'avoir recours à la patience. Pourtant, nous sommes de plus en plus pressé·e·s, comme tu l'as toi-même constaté. L'information doit être là, sous nos yeux, facile à lire, avec des couleurs si possible attrayantes. Dans l'équilibre naturel des activités humaines, nécessaire à notre existence, on cultive, on grandit, on apprend, on construit. L'action du temps est fondatrice. Pourtant, la plupart des applications sont conçues pour nous épargner cette mécanique de patience. L'immédiat, le sensationnel, le consensuel, c'est bien ce que l'on recherche en scrollant perpétuellement sur notre fil d'actualité. Moins on s'habituera à vivre avec le temps long, plus notre société deviendra hors-sol.

Le temps, une denrée précieuse de notre époque

Finalement, la grande promesse du progrès, au sens où nous l'entendons, tient à produire en supérieure avec une même quantité de ressources humaines et matérielles. Repense à notre cher ami Frederick Taylor, précurseur du travail à la chaîne. Certains économistes prévoyaient d'ailleurs, dans les années 60, que nous ne travaillerions que 15 heures par jour au XXIème siècle. La prophétie ne s'est pas réalisée, ces avancées s'étant accompagnées d'une demande exponentielle des ménages. Deux voitures par famille, quand ce n'est pas plus, un placard avec dix paires de chaussures, une télévision toujours plus grande et toujours plus de voyages à très haute vitesse. C'est cette demande qui mobilise une bonne partie de nos cerveaux actifs dans les bureaux et les usines. Avec du recul, tout ce temps et ces efforts investis en valent-ils toujours la chandelle ?

Même si la vision carriériste semble être davantage partagée par les dernières générations en vie sur cette planète, je m'inquiète de constater l'absence de questionnement sur le sens du travail que l'on accomplit quotidiennement chez beaucoup d'entre-nous. L'argent oriente encore beaucoup les intérêts. Alors bien-sûr, on ne va pas se mettre à manger des cailloux. Ce serait naïf. Ne doit-on pas, en revanche, trouver affligeant que les volumes de capitaux, dans le secteur du numérique par notamment, se concentrent dans des sociétés de conseil qui ne produisent que très peu de valeur ajoutée mesurable dans la société ? Le fait que ces métiers soient chronophages pour les salariés est une chose, mais leur place dans un système qui accroît les inégalités de conditions de travail avec des métiers essentiels tels que les soignants, en première ligne en ce moment (et dont le rôle reprend tout d'un coup son importance), en est une autre dont nous faisons tous les frais.

open space alex kotliarskyi © Alex Kotliarskyi (Unsplash)

Les avancées technologiques nous ont permis de bénéficier de moyens de transport rapides et sécurisés, d'un approvisionnement abondant en énergie, d'infrastructures de qualité et d'un accès aux ressources scientifiques et culturelles à portée de main. Pense à Wikipédia, qui tient sur une clé USB et répertorie des pages et des pages d'encyclopédie qui, sans stockage sur disque, auraient dû être entreposées dans d'immenses bibliothèques d'archives. C'est formidable. Ce serait se voiler la face que de ne pas voir de progrès à travers le prisme de l'informatique. Progrès social notamment, par la mise à disposition de l'information au plus grand nombre et la possibilité à tout un chacun de s'exprimer comme bon lui semble.

Pour le reste, l'activité économique liée au numérique n'est-elle pas essentiellement basée sur le brassage de vent, avec une poignée de personnes entretenant leur business pendant que beaucoup d'entre-nous se rassurent en se disant qu'ils ont bien travaillé, par le simple fait qu'ils ont organisé des réunions, pris la parole dans des séminaires et fait leurs 35 heures hebdomadaires ?

Beaucoup de points de vue sont à déconstruire. Avoir plus de temps pour soi, paradoxalement, semble être un désir exprimé par beaucoup d'entre-nous. Encore faudrait-il savoir le peupler, ce temps, quand on passe sa journée au travail en oubliant tout ce qui nous entoure. Un cocktail parfait pour la fermeture d'esprit et le manque de recul, tout en transmettant ces valeurs à nos enfants. Maintenant, allez convaincre chaque famille de se limiter à une voiture par foyer et de se mettre à covoiturer. Impensable. On gagnerait pourtant à perdre des heures de travail, au sens que la société occidentale lui octroie (faire sa journée de boulot déclarée) et ainsi libérer du temps pour être disponible aux autres et à soi-même en apportant différemment à la société.

L'expérience de la perte

Notre esprit a horreur de la perte. Toute perte est par essence déchirante. La vie nous ramène pourtant souvent à ce constat : il faut s'attendre à perdre, peu importe ce que l'on croit posséder à un instant t. Rien n'est acquis. Qu'elle soit humaine, avec le décès, prématurée ou non, qu'elle concerne l'un de nos proches ou qu'elle soit matérielle avec des conséquences parfois catastrophiques (inondations...), la perte démoralise et nous impose de reconstruire au milieu des ruines. Même dans la vie la plus tranquille du monde, la menace de la perte rôde. Alors, sommes-nous condamnés à une vie d'inquiétude, en permanence sous un danger qui peut survenir sans prévenir ?

hurricane john middelkoop © John Middelkoop (Unsplash)

En tant que développeur , comme beaucoup de mes confrères, j'expérimente la perte de manière très minimale. Lorsqu'on développe, on réfléchit à la résolution d'un problème grâce à un programme informatique. On rédige ce programme dans un langage et une syntaxe qui paraîtront barbares aux non-initiés. Ce programme est ensuite traduit en une suite de valeurs binaires, à savoir une suite de 0 et de 1 , seul langage réellement interprétable par nos unités de calcul. Lorsque le problème est traduit, ou compilé dans le jargon, il est en réalité décomposé en d'innombrables opérations très élémentaires (additions, multiplications...) qui, une fois exécutées les unes après les autres remplissent, on l'espère, la tâche désirée.

Malheureusement, ce n'est pas toujours le cas. En premier lieu, le programme est susceptible de planter. Si l'on modélise mal le problème ou que sa traduction en langage machine n'a pas été faite correctement, le programme ne fait tout simplement pas ce qu'on lui demande. Commence alors une suite d'essais-erreurs pouvant durer plusieurs heures voire journées ou semaines, pendant laquelle notre programme se perfectionne jusqu'à accomplir (dans tous les contextes, on l'espère) la tâche demandée. Hourra !

En revanche, pour arriver à un même résultat, il existe souvent une multitude de solutions. Certaines seront plus rapides pour notre machine. Rien de plus décevant pour un·e développeu·r·se que de se rendre compte que d'autres solutions auraient été plus performantes pour réaliser une tâche donnée. Pourtant, les faits sont là et parfois, il n'est tout simplement pas envisageable de conserver la solution en l'état. Tout dépend de nos objectifs. Il faut donc, parfois, repartir de zéro. Des heures de réflexion et d'écriture réduites à néant, ou presque. La confrontation à ce problème nous permet d'être plus averti·e en cas de problème similaire et d'adopter directement l'approche adéquate lorsqu'il se présentera à nouveau.

Parallèle assez farfelu, je l'admets, mais finalement pas si éloigné de notre sujet du jour. Pour nos pratiques numériques aussi, il va falloir sûrement accepter de repartir sur des fondations neuves pour mieux se reconstruire. C'est d'ailleurs la condition sine qua non pour agir avec ouverture d'esprit. Sans brume, on perçoit les événements extérieurs avec beaucoup plus de légèreté. Pour pouvoir écrire convenablement, mieux vaut partir d'une page blanche.

Repenser notre société à différents niveaux pour éviter d'aller tout droit vers la catastrophe, voilà l'enjeu qui nous fait face. L'innovation devra sûrement passer par de nouveaux procédés, moins énergivores, moins demandeurs en ressources primaires, mais pas pour autant moins bien pensés. C'est peut-être cet aspect qui sera déterminant dans le tournant à prendre pour chacun d'entre-nous. Rien ne devra être laissé de côté dans cette remise en question, en particulier notre dogme économique auquel on s'accroche depuis plus d'une trentaine d'années sans jamais questionner le moindre de ses principes.

Déconstruire pour mieux reconstruire

Nos habitudes de consommation et nos croyances, passées de majoritairement religieuses à consuméristes le siècle dernier, ont profondément modifié notre rapport au matériel. Posséder, c'est pour beaucoup d'entre-nous exister. Pourtant, nos possessions sont avant tout des outils. J'imagine que ce n'est pas un scoop pour toi, bien que leur utilité ne soit pas toujours pratique lorsque nos objets servent à décorer, à embellir ou à commémorer. Aujourd'hui, on n'acquiert plus, on n'utilise plus, on consomme avant tout. La plupart de nos biens ne sont néanmoins que très peu périssables, contrairement à la nourriture. À peine acquis, l'objet doit déjà bientôt être remplacé par un autre car de facto devenu désuet. Le T shirt n'est pourtant pas troué, les semelles de notre paire de chaussures n'ont pas bougé d'un millimètre. Cette désuétude, c'est nous qui nous en sommes les seuls et uniques juges. Il ne faut pas l'oublier.

Il n'est jamais mal venu de ralentir pour faire le bilan, et de réaliser que notre existence est essentiellement régie par nos rapports sociaux et nos valeurs, acquises au fur et à mesure d'expériences. Même si ces propos peuvent sonner comme une évidence dans notre esprit rationnel, l'émotionnel est têtu et peut facilement se laisser tromper. Une bonne manière de se rendre compte de la valeur de nos objets et outils divers est de réfléchir à ce qu'ils représentent pour nous dans leur essence, les souvenirs qu'ils nous évoquent, ce qu'ils nous ont permis d'accomplir; se remémorer à travers quels événements ils nous ont accompagné·e·s. Prendre une photo de ce somptueux lever de soleil. Écouter un programme radio que l'on affectionne. Partager une vidéo à nos ami·e·s.

personal stuff cythia del rio © Cynthia del Río (Unsplash)

C'est au fil de nos expériences que l'objet se charge de sens. Cette paire de chaussures, c'est celle qui était à nos pieds dans l'ascension du Mont Blanc. C'est aussi celle que nous avions aux pieds pour nos examens les plus décisifs. Elles nous ont accompagné·e·s dans des moments encore plus difficiles comme la perte d'un être cher. Est-ce qu'avoir une autre paire à ce moment-là, rouge au lieu de verte, plus fine, en coton ou en cuir, aurait modifié notre perception du moment ? Peut-être, mais c'était bel et bien celle-ci qui était à nos côtés à ce moment-là. Un concours de nombreuses circonstances qui font la singularité de notre vie. C'est lorsque nos possessions traversent les années à nos côtés qu'elles se chargent de souvenirs précieux reflétant notre identité, au même titre qu'un ami de longue date ou notre bien aimé·e. Alors, s'il te plaît, n'en fais pas des objets jetables, tu n'en tireras que quelques piécettes.

Les photos de cet article ont été téléchargées sur le site Unsplash, un réservoir inépuisable de photos libres de droit prise par des photographes amateurs. Rien que pour admirer ces clichés, je te conseille vivement d'aller y faire un tour.