Blablacar pour les nuls
"Mais ne t'en fais pas, je prendrai un Blablacar !"
Entendre cette phrase prononcée par une personne de notre entourage est de plus en plus courant. En quelques années, la plateforme de covoiturage a changé notre manière d'appréhender les trajets de longue distance. Tu en as peut-être déjà fait l'expérience par toi-même en proposant un trajet ou, au contraire, en posant tes fesses sur le siège passager de l'un de ces formidables chauffeurs du XXIème siècle.
Tu me diras que le concept est bon, donc ça fonctionne : tu n'es pas véhiculé et tu aimerais faire un trajet Bordeaux-Lyon à moindre coût. Il y a quelques années, pas le choix, il fallait soit faire du stop (si tu n'es pas craintif ni pressé), soit prendre le train (si tu as un porte-monnaie suffisamment fourni). J'ai volontairement exclu l'avion, étant donnée la conjoncture climatique actuelle. Aujourd'hui, on bénéficie d'une communauté dense et variée de covoitureurs heureux de partager les frais de leur voyage. Pour toi aussi, c'est franchement intéressant; le trajet se fait souvent d'une traite et est largement moins cher que son équivalent par voie ferrée.
Voilà, en gros, la réalité économique que la plupart d'entre-nous perçoivent, et qui motive souvent la décision de rejoindre la communauté Blablacar. C'était mon cas en posant mes valises à Grenoble, afin de pouvoir retourner passer du temps avec ma famille le week-end dans la Loire. C'est vrai quoi, entre les péages et Macron qui augmente les prix à la pompe, les trajets seul avec ma petite Fiat Punto, avec toute l'affection que je peux avoir pour elle, assénaient de sacrés revers du gauche dans mon compte en banque. D'accord, je n'ai aucun problème financier et j'aurais sûrement pu m'en sortir tout de même mais bon, vous savez, une économie est une économie. Comme dirait notre ami syndicaliste, c'est toujours ça de moins dans leur poche !. Avec ça, je pourrai même m'offrir quelques petits extras ou offrir une tournée supplémentaire au prochain joyeux luron avec lequel j'aurai l'occasion de boire un verre. Je télécharge donc l'application.
Voyons voir... Proposer un trajet. Dans le mille. L'interface est soignée et a presque tout de celles proposées par les géants d'Internet. Tout est fait pour ne déboussoler ni le Millenial toujours plus avide d'options user-friendly, ni le cinquantenaire qui tient son téléphone d'une main, et navigue avec l'index de l'autre. Non mais franchement, on ne va pas se mentir, on connaît tous quelqu'un qui utilise son téléphone de cette manière dans notre entourage. Et Steve Jobs se retourne sûrement dans sa tombe en voyant cela. Raaah, c'est frustrant quoi, merde ! Enfin bon, passons. Revenons à nos moutons. Parce que les moutons, ça parle déjà un peu plus aux Baby Boomers et à nos parents qui ont dansé sur des rythmes endiablés de Patrick Hernandez. Allez sans rancune, je taquine. Rien de mieux qu'un bon cliché pour détendre l'atmosphère, n'est-ce pas ?
Où en étais-je ? Ah oui, l'application Blablacar... bref, pas grand chose à redire. Tout est bien ficelé, de la planification de trajet à la gestion des paiements entre chauffeurs et passagers. Je saisis les étapes, autrement dit, les endroits où j'envisage éventuellement de m'arrêter pour prendre ou déposer des covoitureurs. On me demande ensuite le nombre de passagers que je souhaite prendre, et plus qu'à attendre que le poisson morde à l'hameçon. Car oui, il y a un peu de pêche dans l'expérience Blablacar. On jette les filets-étapes souvent là où les poissons sont nombreux. Pour moi, ce sont donc des arrêts à Grenoble et Lyon qui augmenteront le plus la probabilité de trouver des passagers intéressés par mon trajet. Cela peut paraître très mesquin, j'en conviens. Pourtant, quand on cherche des covoitureurs et qu'on veut avoir la garantie de remplir son véhicule, je suis certain que beaucoup de chauffeurs font le même calcul.
Mes premiers pas en tant que chauffeur sont donc froids et calculatoires dans la démarche. Premier arrêt, un petit parking en face du Stade des Alpes de Grenoble. Je récupère un lycéen en 1ère ES, ainsi qu'une étudiante en deuxième année d'école d'ingénieurs à l'INP Phelma. Voilà le tableau. Un peu anxieux à l'idée d'arriver à l'heure, de trouver mes covoitureurs et de les déposer à l'endroit convenu sans encombre, je me dirige vers le point de rendez-vous. Sois bienveillant, agréable, et tout se passera bien ! repête une petite voix intérieure. Comme à mon habitude, je suis en proie à une anxiété du moindre imprévu qui pourrait faire dérailler le plan bien huilé. Je fais aussi face à quelques hésitations désagréables du genre mais enfin, pourquoi tu te compliques autant la vie ? Pourquoi est-ce que tu ne rentres pas juste chez toi, tout seul, au volant de ta voiture sans devoir attendre ou déposer qui que ce soit ? Après tout, TOI, tu n'as aucune raison de t'arrêter à tous ces endroits..
L'arrivée de notre ami lycéen m'arrache de mon flot de pensées. Je l'accueille avec un grand sourire, le mets tout de suite à l'aise en prenant ses bagages et en les enfournant dans mon coffre, puis nous voilà installés à l'avant de la voiture pour discuter. Le jeune homme est plutôt sympathique. Je lui pose des questions, d'abord par principe, puis je commence à m'intéresser à son histoire, son parcours. Le petit gars a 17 ans, et il vit déjà hors du foyer familial depuis 2 ans. Mordu de football, il débute au centre de formation d'une ville à l'Ouest de la France dont le nom m'a échappé, avant de rejoindre celui du GF38 de Grenoble, ce qui lui permet de rentrer tous les week-ends pour voir sa famille. À priori, je n'aurais jamais abordé cette personne dans la rue. C'est vrai, rien ne m'aurait incité à le faire. Pourquoi parler avec un étranger ? Je t'ai sonné, moi ?, imaginerait-on sa réponse. Pourtant, assis au volant de ma voiture, c'est bien ce même étranger qui se tient sur le siège passager, la place du mort comme on l'appelle parfois macabrement. Ce soir, la place du mort n'avait jamais été aussi vivante.
Une fois notre deuxième passagère arrivée, nous pouvons démarrer notre trajet vers l'Ouest de la région lyonnaise. Une fiat Punto et trois étrangers. Le voyage n'avait rien d'extraordinaire à priori, et même à posteriori d'ailleurs, dans le sens où d'autres personnes prennent la même route avec des inconnus. Néanmoins, je découvrais deux nouvelles trajectoires de vie, elles bien singulières. Deux passagers sur un chemin différent, qui s'accordent à partager une petite portion de route ensemble. Une simple rencontre d'intérêts mutuels ? Peut-être. Après tout, nous avons été éduqués et bercés par cette idée selon laquelle une rencontre, un projet commun, ne valent la peine d'être engagés uniquement si les collaborateurs ont quelque chose à y gagner. Et ce soir, tout le monde avait en effet quelque chose à y gagner.
À la fin du week-end, rebelote. Je publie le trajet retour en ciblant des étapes susceptibles de convenir à bon nombre de personnes. Je suis rassuré, le trajet est complet : 3 passagers, une place libre au milieu, comme le préconise la plateforme afin d'assurer un confort suffisant. De toute manière, je n'ai pas envie d'être perçu comme un businessman qui maximise les rendements. Le démon de la rente est pourtant bien présent dans mon esprit. C'est lui qui avait motivé ce premier trajet, bien que je ne sois pas, contrairement à d'autres personnes, dans le besoin financier.
Les trajets se multiplient, se ressemblent parfois mais ont toujours une certaine singularité. Celle d'une discussion anodine, d'un service rendu à la personne quand on lui propose de la déposer devant chez elle. D'ailleurs, on ne la désigne non plus par personne, mais par son prénom. Le passager est devenu compagnon. Un compagnon de route dans nos souvenirs, un passager pour notre cerveau reptilien. Un service rendu, qui se traduit factuellement par une transaction d'un porte-monnaie à l'autre. Même pas une dizaine d'euros, mais qui multipliée par le nombre de passagers transportés représente un petit pacson non négligeable. La transaction se veut toujours à l'heure sur l'historique des opérations bancaires, ne disant pas son nom, dépourvue de sens particulier.
Ah oui, c'était l'étudiante en philo de la semaine dernière. Cool, ça renfloue un peu les caisses. Puis finalement, elle avait un tas de choses sympa à raconter, cette fille. Et si je lui proposais de refaire le trajet ensemble ? Après tout, elle aussi, revient tous les week-ends.
Un petit SMS laissé, comme une bouteille à la mer, au cas-où la personne serait intéressée pour refaire le trajet ensemble. Pourquoi est-ce que je m'embête ? Je pourrais trouver d'autres covoitureurs. La voiture se remplirait tout aussi vite. Est-ce que j'ai vraiment quelque chose à y gagner ? Le constat est sans appel : je suis bête. Bête parce que, contrairement à ce que l'on me dit de faire, je refuse la facilité économique. Bête parce que, à première vue, cette personne n'a rien de plus à m'apporter. Les calculs sont là, devant moi, et le résultat m'appelle sans conteste à continuer froidement un simple business. Je n'ai peut-être plus envie de prendre en compte ces calculs.
Sur mon vélo, sous la douche, le soir dans mon lit, les conversations avec mes compagnons de voyage refont surface. Chaque anecdote, chaque histoire, chaque point de vue est un faisceau vers le monde de mon interlocuteur. Je m'immisce doucement dans ce monde, lui présente aussi le mien et dans une démarche de confiance mutuelle, des liens solides se créent. Des liens que même le plus éminent chercheur en économie de notre siècle ne pourra jamais intégrer dans ses modèles. La conviction que cette personne est digne de ma confiance et qu'elle pourra à coup sûr m'apprendre des choses sur le chemin de la vie. Et moi aussi, j'ai des leçons à donner, aussi modestes soient-elles. Je ne suis plus seul, et le monde, mon monde, auparavant peuplé d'un ensemble d'entités devient des millions de consciences qui, comme moi, trébuchent sur des cailloux voire des rochers. C'est humain, après tout. Pourquoi en avoir honte ?
Parfois, j'ai beau chercher la solution à mes problèmes au fond de moi-même, le coffre est vide. La décision d'aller vers l'autre est inéluctable. S'est-elle, il, montré·e digne de confiance ? Ça n'a peut-être pas d'importance. La vraie bêtise, c'est la méfiance systématique. C'est vrai que si je présente mon talon d'Achille, rien ne l'empêche de l'utiliser contre moi comme moyen de chantage.
Le gentil chauffeur Blablacar qui accepte absolument tout ce qu'on lui demande, c'est tentant de tirer ses ficelles comme bon me semble.
Pourtant, les ficelles ne montrent pas le moindre signe de tension. Mais attendez, êtes-vous bêtes, vous aussi ?
Il se peut que la bêtise ne soit pas celle que l'on a toujours cru être. Non, la bêtise n'est pas dans cette piécette potentielle dont je me prive volontairement. La bêtise, c'est s'enfermer dans un monde procédurier et superficiel dans lequel notre comportement est, en permanence, intéressé.
Pourquoi irais-je boire ce café avec mes collègues ? Je ne bois pas de café. Autant avancer dans mon boulot. Le soir, je rentrerai chez moi, épuisé, avec la satisfaction d'un travail bien fait, avec les tripes saignées au vif.
Cette fierté, aussi satisfaisante soit-elle, je la partagerai avec personne d'autre que moi-même car j'ai contribué à ce qu'on appelle souvent l'intérêt commun : apporter de la richesse, assurer la bon fonctionnement de la société française. Mais alors, comment se fait-il que je ne perçoive pas de retour de la part cette même société ?
La société, pour moi, ce sont mes proches. Ce sont mes collègues de boulot, mes partenaires de l'équipe de foot, les habitants de mon village. C'est la personne que je croise dans un couloir de bureau, à la caisse de mon supermarché ou chez le coiffeur. Le coiffeur, il en a de la chance quand même. Il me voit arborer ma nouvelle coiffure et se nourrit de mon air satisfait tout comme mes remerciements maladroits mais sincères. Et moi, tout ce que j'ai, c'est une ligne sur mon compte en banque à la fin du mois. Je veux bien croire que je rends service à quelqu'un, mais honnêtement, j'ai de plus en plus l'impression qu'on se fout de ma gueule.
L'intérêt commun, je ne veux plus le voir comme une journée de boulot bien remplie. Non, le sens de ma vie, c'est d'aider mes semblables. Mes semblables, je ne les vois ni à la télévision, ni dans la hiérarchie de mon entreprise, ni dans les grandes instances politiques centralisées qui nous gouvernent. Je veux pouvoir les toucher au sens propre, voir leur visage s'éclairer et partager des moments, même fugitifs, à leurs côtés. Alors oui, ces moments ne seront pas toujours agréables. Ils seront rarement rentables, n'en déplaise à l'entrepreneur au fond de moi, mais ils auront un sens, un vrai, lié à mon existence en tant que telle. Le sens de s'engager mutuellement dans une direction commune, de mettre en commun nos forces et faiblesses, et d'avancer ensemble.
Parfois, le projet commun se limitera à un simple trajet Blablacar. La vie est ainsi faite. Ce n'était sûrement pas le bon moment. Il y a un temps pour tout. Nos personnalités n'étaient peut-être pas encore prêtes à se rencontrer. Je m'engage, sans préjugé, vers toute rencontre que la vie me propose. Je sais que, comme toute découverte, elle me fera douter mais grandir au bout du compte. Je ne vois aucune raison de mépriser le boulanger du village dont je n'ai pourtant jamais envié le métier. Son bagage est sûrement bien plus fourni que le mien, lui côtoie une foule de personnes depuis tant d'années et va se fournir à la terre. Notre terre, celle que nous partageons. Ma richesse ne figure peut-être pas sur mon compte en banque. Elle se manifeste bien plus authentiquement autour de moi. Autour des sentiers de montagne sur lesquels j'aime me balader. Dans ce champ de blé qui permettra à mon boulanger de pétrir à nouveau sa pâte à pain demain matin. À travers la couleur des émotions que me partagent mes ami·e·s autour d'un verre. Alors je me demande, réellement, si j'ai encore des raisons valables de m'obstiner à faire mes heures de bureau sans rechigner. Qu'est-ce qui me retient, au juste ?
Je réalise que mon cerveau, ce formidable instrument, peut être utilisé à une multitude d'occasions autres que seulement lorsque la journée au bureau débute. Je ne veux plus cramer tout ce potentiel intellectuel dans des objectifs imperceptibles à mon échelle. Est-ce qu'être terre à terre est être idiot ? Je ne pense pas. N'ayons pas peur de redevenir terre à terre. Certains diront que l'on renonce au progrès, ce à quoi nous pourrons répondre par la simple phrase
Ton progrès, ce n'est pas mon progrès. Mon progrès, ce n'est pas me faciliter toutes les tâches du quotidien et finir ma vie seul, avec tous mes biens matériels accumulés grâce à mes profits, rongé par l'ennui. Ce que je souhaite par-dessus tout, c'est pouvoir à n'importe quel moment de ma vie me dire que j'ai agi conformément à ce qui, selon moi, a du sens.
Et je doute sincèrement que ce sens puisse, à un moment ou un autre, se confondre avec une simple rationnalité économique. Comme disait Jacques Brel avec une humilité remarquable,
[...] et si je peux [mon public] lui apporter quelque chose, ne serait-ce qu'une petite joie passagère, j'estimerai que je n'ai pas démérité.
On peut voir Blablacar comme un échange de bons procédés, mais après quelques pas sur la plateforme, j'ai le sentiment d'avoir rencontré une communauté emplie de bon sens humain. Je suis persuadé qu'au plus profond de beaucoup d'utilisateurs, une petite voix crie
Tu te rappelles, cette fille, ce gars, ce qu'il t'a raconté ?
Et plus généralement, pourquoi attendre d'être dans la même voiture pour se parler ? On est peut-être déjà dans la même voiture. Des fois, il suffit d'incliner la tête vers le côté passager.
Je suis conscient du fait qu'introduire des aspects sociétaux fondamentaux à travers Blablacar, comme s'il s'agissait d'une grande découverte, peut paraître très candide. Nos actes quotidiens nous montrent pourtant, très souvent, que ces valeurs n'imprègnent pas suffisamment nos esprits, à commencer par le mien. L'important, c'est de parvenir à ne plus voir l'autre comme un rouage de la machine, mais plutôt comme une personne avec laquelle le rapport est indissociable de la notion d'empathie. Et ce n'est pas seulement l'autre, c'est aussi le moindre objet ou être vivant qui croise notre chemin. Détachons nos oeillères, écoutons, ouvrons nos esprits à des points de vue divers et variés. Les actes d'une personne sont toujours motivés par une croyance, une logique intérieure, aussi enfouie soit-elle. Nous n'avons pas besoin d'attendre Noël ou notre anniversaire pour recevoir des cadeaux car les véritables cadeaux s'offrent à nous spontanément, au détour d'une conversation ou d'un sentier pas très bien balisé. Le tout est de les accueillir avec toute la bienveillance qu'ils méritent.