Accalmie forcée
Période hors du temps, n'est-ce pas ? Quoi qu'on en dise, c'est une expérience inédite pour beaucoup d'entre-nous. Finalement, dans quelques années, qu'en dira-t-on ? Certain·e·s diront "On s'est royalement fait chier.". D'autres partiront dans des envolées lyriques du type "Wow, j'ai appris à planter du basilic, je me suis senti·e en harmonie avec la nature, demain je me lance dans la grande aventure du romarin". Les plus aigri·e·s d'entre-nous diront que c'est bien fait pour notre gueule de petit·e·s consommat·eur·rice·s cupides, que l'on a eu ce qu'on méritait. Bref, chacun ira de sa réaction et j'ai hâte d'en contempler le tableau. Trêve de prospectives, rebasculons dans le présent, veux-tu ?
On observe, dans les médias et sur les réseaux sociaux, un élan de personnes qui semblent vouloir nous dicter notre quotidien pendant ce confinement. Pas plus tard qu'hier, au JT d'une chaîne dont je n'ai pas relevé le nom, on écoutait une mère de famille qui nous expliquait scrupuleusement son quotidien de confinée, avec en voix off des recommandations pour bien vivre cette crise, notamment en structurant sa journée. Grand bien lui fasse, mais pourquoi cela devrait-il s'appliquer à toute une population hétéroclite et cosmopolite ? Sa démarche est-elle sincère ou s'agit-il d'un énième étalage du type "Regardez comme ma vie est cool, regardez ! Allez s'il vous plaît, regardez ! Je me sens seule !" ?
De mon côté, je fais des avions en papier, des aller-retours entre mon canapé et mon étagère pour bouquiner et à vrai dire, je ne m'en porte pas plus mal. Je prends soin de mes tulipes. Qu'y a-t-il de constructif et sain dans le fait de se demander ce que l'on devrait faire en ce moment-même, selon ce que telle ou telle personne préconise ? Tu penses vraiment que la réponse tient dans une recette de cuisine ? Ne serait-ce pas le moment, justement, de tourner les dos aux conditionnements ? Par conditionnement j'exclus bien-sûr les consignes sanitaires, si nos amis soignants me lisent. Force à eux, qui s'engagent pour une longue période bien macabre, angoissante et éreintante... Vous avez tout mon respect.
Peut-être comme toi, cette période ne m'affecte pas beaucoup, mise à part l'isolation sociale en comparaison de tout le personnel de santé, les volontaires, malades et autres valeureuses personnes qui y prennent part de front. J'ai l'air bien impuissant et ridicule, dans ma campagne ligérienne, à rester chez moi en attendant que la pandémie soit endiguée. Autre point capital, je suis en compagnie de ma chère famille, à savoir mes parents et ma sœur. Dieu sait à quel point la solitude est un poison mortel sur la durée. Dans ce contexte, en déduiras que trouver le moral et le temps pour t'écrire n'a pas sollicité un effort surhumain. Ne panique pas, j'ai quand même fait en sorte que ça te plaise. Attends, pour qui est-ce que tu m'as pris ?
Une période étrange
Quelles émotions te parcourent ? Quelque chose d'assez étrange probablement, n'est-ce pas ? Pour moi, étonnamment, c'est beaucoup de sérénité en premier lieu. Le fait d'être chez soi, de n'avoir qu'à se soucier qu'il y ait du pain sur la table, pouvoir discuter sans énième soit-disant impératif qui s'empile sur la TODO list, tout cela participe à une sensation de liberté et de calme. C'est un peu comme si l'on était embarqué·e dans un vol long courrier en tant que chef de bord depuis des heures, qu'on avait laissé la commande sur automatique et puis PAF, on se retrouve à nouveau en mode manuel.
Un mouvement de l'extérieur vers l'intérieur de l'être, en soi. Pourtant, qu'est-ce qui nous empêche cette gymnastique en temps normal ? Une partie d'impératifs c'est vrai, mais beaucoup de futilités empilées les unes sur les autres également. Pourquoi devrait-on faire taire cette petite voix pour organiser une énième réunion Tupperware, allez faire les soldes ou faire un footing ? Désolé pour la caricature, mais tu pourras sans doute ajouter une action accessoire à la liste.
Un homme est riche de tout ce dont il peut se passer.
Henry-David Thoreau (1817 - 1862)
Je pense sincèrement que tout ce que l'on y gagne, au bout du compte, c'est s'uniformiser. Chacun·e finit par se perdre dans une masse conformiste. Pourtant, c'est bien lorsqu'on se noie, non pas dans la masse mais dans une passion profonde que l'on voit le plus distinctement la lanterne de notre existence. Rendre service, guider, créer, raisonner, concevoir, organiser, chaque personne a des tâches fétiches dont la réalisation l'aspire et la guide vers un but situé bien au-delà de son incarnation. Oula, il part loin, ce con. Enfin t'as compris, t'es m·a·on pote quand même, ne me déçois pas.
Je ne suis pas dupe, certain·e·s d'entre-nous ont très peu d'opportunités de provoquer ces instants qui font, paradoxalement, évaporer le temps. Discriminations, précarité, enfants à charge, handicap physique... la liste est longue. Ce serait irrespectueux de dire "Bon allez, prenez les choses en main merde, au pire vous mangerez des cailloux et vos enfants se débrouilleront tout seuls !". Pour une bonne partie d'entre-nous, en revanche, cette chance est tout à fait à notre portée. Pourquoi alors se rajouter de fausses contraintes ? Ne serait-ce pas une forme de lâcheté, finalement ?
Accepter notre singularité
Une bonne partie du chemin réside, non pas dans les actes et les faits accomplis que l'on expose à nos semblables (dit-il en envoyant des photos de ses origamis à ses amis en permanence), mais dans une forme d'acceptation de soi. Accepter que l'on ne soit pas à jour sur les dernières actualités en France (surtout quand il s'agit de celles qui passent en boucle sur nos chaînes télévisées), que l'on puisse avoir une balle à linge pleine qui attend d'être lavée et étendue, ou encore de passer un Samedi soir seul, tranquille à la maison avec ses proches parce que le cœur nous en dit. Penses-tu vraiment que sur ton lit de mort, tu te diras "Merde, j'aurais vraiment dû investir dans une poêle en Teflon, ça aurait moins collé pour faire des crêpes." ?
C'est en s'écoutant que l'on rayonne davantage autour de nous. Les gens passionnés sont intéressants. Alors oui, ils n'ont peut-être pas une tonne d'ami·e·s car leur personnalité ne fait pas l'unanimité, mais n'est-ce pas plus sain que de jouer le caméléon devant chaque personne pour tenter de la séduire ? Allez Harvey, arrête tes conneries.
La passion et l'engouement sont des émotions contagieuses. On aimerait qu'elles nous envahissent plus souvent, n'est-ce pas ? Guidé·e par ses aspirations profondes, on devient une éponge à nouveaux savoirs, expériences et instants précieux. On devient aussi plus disponible à ses semblables. On est au clair avec soi-même. Encore plus important, on identifie sans difficulté les personnes qui nous tireront vers le haut et apporteront du sens à notre quête.
On perd toujours à vouloir entreprendre dans son coin alors que des têtes bien faites pourraient collaborer avec nous et sublimer nos projets. Inviter autrui à participer, cela exige une démarche sincère, loin des préceptes économiques du marché conclu ou de l'échange équivalent de service. Un mouvement sincère vers le don de soi, sans arrière-pensée. Cela peut être très frustrant après une vie entière de formatages à la consommation pure et simple. Je fais partie de ceux qui croient, peut-être naïvement, que c'est par cette sincérité que l'on rencontre les personnes qui partagent nos objectifs et nous font grandir. Elles viendront parfois d'elles-mêmes à nous. Fais-toi confiance, bon sang ! Évite quand même de laisser ta valise sans surveillance en plein milieu de la gare Montparnasse, au risque d'entendre des balles siffler dans tes oreilles.
Acceptons de nous en battre les steaks. C'est vrai que tu pourrais t'inscrire dans un club de sport pour te débarrasser de ton embonpoint. Alors oui, tu peux toujours essayer en voyant si l'activité te plaît. Mais si ce n'est pas le cas, pourquoi persister ? À quoi sert une ligne parfaite si l'âme ne tient pas la cadence ? Acceptons d'être des animaux errants, du moins lorsque les pistes se brouillent. Ça peut paraître angoissant, j'en conviens. Mais pourquoi ne pas se faire à cette idée ? Qui a la science infuse pour le reste de son existence ? Ne t'est-il jamais arrivé de faire demi-tour sur la route des vacances après avoir fait des kilomètres dans la mauvaise direction ?
Une quête qui dépasse la finitude
Cette quête n'est simple pour personne et en tant qu'êtres en constante mutation, difficile d'orienter le gouvernail. Et c'est tant mieux. Il est bon de douter. J'essaie d'accueillir le doute comme un signe d'une certaine réceptivité à mon environnement. La pire chose à faire est sûrement de s'obstiner aveuglément. Ce serait de la pure folie de se mettre des menottes et serrer de toutes ses forces les liens lorsqu'on se sent égaré·e. L'aide ne viendra pas à nous par magie. Il va falloir se bouger les fesses, m·a·on grand·e.
Un grand merci de m'avoir lu jusque là, ch·er·ère ami·e. Si aujourd'hui je suis coincé chez mes parents avec ma soeur, qu'il en soit ainsi. À vrai dire j'apprécie, chacun d'eux vivent des expériences différentes des miennes. Ils ont de ce fait toujours des savoirs et points de vue intéressants à partager. Ils sont supportables, et même sympas de temps à autre, je vous jure ! J'en profite pour mieux les connaître puisque ça aussi, c'est la quête d'une vie entière. Si je peux leur apporter un peu de flair dans leur propre quête, c'est encore mieux. Il n'y a pas d'âge ni de sexe pour se revendiquer patriarche.
À tout âge, toute période de la vie, rester ouvert et disponible. Voilà mon credo. On peut autant apprendre d'un bébé d'un an et demi que d'un·e septuagénaire. Un bon film, un bon bouquin pour les lecteurs, une blague hilarante, une anecdote, une attention désintéressée, un jeu de société, des savoir-faire, en somme une balise supplémentaire pour cartographier notre for intérieur. Cette carte n'est-elle pas construite et précisée par rétrospectives successives, en observant nos ressentis au gré de nos expériences ? Décidément, cette madeleine de Proust n'est pas près de nous quitter.
Le temps est perdu quand il détruit ; c'est le temps quantifiable de l'horloge et des calculs. Le temps est retrouvé quand il construit, il est alors celui qui dure au lieu de passer, c'est le temps du souvenir involontaire.
Sylvaine Perragin, La Salaire de la peine : le business de la souffrance au travail. Éditions Seuil, coll. Don Quichotte, avril 2019
Alors tant pis, on n'ira pas manger au restau' ensemble ce soir. On n'ira pas non plus boire un coup et danser entre cop·ine·ain·s. On restera chacun·e chez soi avec nos deux jambes, nos deux bras, nos deux poumons, un toit sur la tête et de quoi manger sur la table pour la plupart d'entre-nous. Et qui sait, peut-être même une bonne bière à déguster. Santé mes amis !